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13 septembre 1592 : Mort de Montaigne, écrivain de la Renaissance

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13 septembre 1592 : Mort de Montaigne, écrivain de la Renaissance Empty 13 septembre 1592 : Mort de Montaigne, écrivain de la Renaissance

Message par Vladimir de Volog Mar 13 Sep - 19:53

A) Entretien avec Philippe Desan, auteur de « Montaigne, une biographie politique »
Entretien réalisé par Jérôme Skalski

Dans Montaigne, une biographie politique (éditions Odile Jacob), Philippe Desan, professeur d’histoire culturelle à l’université de Chicago et directeur des Montaigne Studies, tend à saisir l’auteur des Essais 
dans le processus social de l’engendrement de sa pensée. Une histoire sociale et politique de la fin de la Renaissance au prisme d’un homme qui, dans son ouvrage sans cesse repris, se voulait « peint tout entier ».

Votre dernier livre sur la vie de Montaigne nous fait apparaître celui qu’on se représente généralement tel un solitaire comme un homme qui fut organiquement engagé dans la vie politique de son temps.

Philippe Desan. Oui, et même très engagé. On parle fréquemment d’un Montaigne écrivain ou ­philosophe, mais il a eu en fait plusieurs professions  : parlementaire, diplomate, maire, conseiller, et enfin auteur. Il faut rappeler que l’écriture des Essais est tardive. Même sur le plan strictement littéraire, Montaigne a d’abord été traducteur, un exercice typique du milieu parlementaire auquel il appartenait. Après la mort de La Boétie, il sera éditeur de ses œuvres. Finalement, après avoir occupé plusieurs fonctions publiques, ­Montaigne deviendra auteur à part entière. L’image d’Épinal représentant Montaigne comme un écrivain retiré de la société s’appuie en fait sur une pratique tardive qui ne représente que les quatre dernières années de sa vie. Il est vrai que ce «  dernier Montaigne  » produira environ un tiers des Essais tels que nous les connaissons aujourd’hui, ouvrage sur lequel il a travaillé pendant vingt ans, de 1572 à 1592. Ce qui m’intéressait, c’était d’étudier la transformation d’un livre qui sera publié quatre fois du vivant de son auteur et de saisir le caractère politique des stratégies éditoriales qui l’animent. Il faut savoir que les diverses carrières de ­Montaigne furent semées d’échecs, de réussites et de rebondissements  ; des aléas qui ne sont en fait pas très différents de ceux que connaît tout homme politique. Ce qui m’intéressait, c’était de situer Montaigne dans son milieu social et ­politique, de le débarrasser de cette image conventionnelle qui fait de lui un sujet coupé des événements de son temps. Je voulais mieux ­comprendre les clientèles et les réseaux dans lesquels il évoluait, et finalement saisir les enjeux professionnels auxquels il était confronté, ainsi que la façon dont chaque édition des Essais fonctionne dans ce processus de constante réécriture d’un même objet littéraire.

« J’ai saisi Montaigne en ce que Bourdieu appelle “l’habitus”, qui appartient à un groupe social. »

Abordant cet ouvrage édition par édition, le dégageant dans son contexte social et historique comme de sa gangue pour le réinsérer en lui, ne peut-on pas dire que vous procédez, strate par strate, à une sorte d’archéologie des Essais ?

Philippe Desan. Absolument. J’examine toujours le texte des Essais à partir de considérations historiques et sociologiques. Quand Montaigne commence à rédiger ses Essais, il a quarante ans. À cet âge, il a déjà une première carrière de magistrat derrière lui et vit désormais comme un gentilhomme sur ses terres. Entre quarante et cinquante-neuf ans, l’âge de sa mort, il se passe aussi beaucoup de choses en France, notamment les guerres de religion. Dans la dernière version des Essais, Montaigne a théorisé l’idée d’une coupure franche entre vie publique et vie privée, mais cette séparation n’a été avancée que très tardivement. Dans les années 1570 et 1580, ­Montaigne ne fait aucune différence entre la vie publique et la vie privée et il les mêle même constamment. J’ai tenté de le saisir et l’observer en ce que Bourdieu appelle « l’habitus », qui appartient à un groupe social. Je ne partage pas la vision hégélienne selon laquelle il existe des individus exceptionnels qui font l’histoire. Je pense au contraire que Montaigne évolue dans un milieu social assez clairement défini et prévisible et que son discours, n’ayons pas peur des mots, est le produit d’une idéologie. J’ai voulu rompre avec cette vision d’un génie exceptionnel, en avance sur son temps, une image très bourgeoise finalement. En fait, Montaigne possède les mêmes ambitions que beaucoup de ses voisins et contemporains. Les réalisations et les échecs de ses ambitions définissent les Essais et permettent à Montaigne d’affirmer à la fois son conformisme et sa différence. Le problème des biographies qui lui ont été consacrées, c’est d’avoir tiré presque toutes leurs ­informations des Essais. Je suis parti du principe qu’il ne fallait pas prendre pour argent comptant ce que Montaigne disait sur lui-même. Il y a des manques et des non-dits dans les archives que l’on peut reconstruire si l’on regarde un peu autour de Montaigne.

Un nom est souvent associé à celui de Montaigne, celui d’Étienne de La Boétie. Quelle est sa présence dans les Essais ?

Philippe Desan. L’amitié entre La Boétie et ­Montaigne ne dura que quatre années. Ce fut un coup de foudre. C’est du moins la façon dont Montaigne raconte sa rencontre avec La Boétie. Les deux amis, tous deux parlementaires à ­Bordeaux, connurent des carrières assez différentes. La Boétie fut un rhéteur avec une grande réputation au niveau régional. Montaigne fut loin de faire une belle carrière dans la magistrature. En réalité, jusqu’au début des guerres de religion, Montaigne et La Boétie pouvaient passer pour des catholiques ultras et étaient peu enclins au compromis avec les protestants. C’était la position de beaucoup de catholiques au début des années 1560. La Boétie disparut en 1563, au tout début du conflit religieux. ­Montaigne essaya de mener à bien sa propre carrière au parlement jusqu’en 1571, année où il va manquer une promotion pour des raisons bassement politiciennes. Après ce premier échec professionnel, Montaigne prit une première retraite temporaire. Le nom de La Boétie était encore suffisamment connu au début des années 1570 pour permettre à Montaigne d’utiliser la renommée de l’ami disparu à des fins personnelles. Éditer La Boétie faisait partie d’une stratégie à la fois politique et professionnelle. Son premier acte en tant qu’auteur sera de rédiger la fameuse lettre sur la mort de La Boétie où Montaigne raconte la disparition de l’ami. Il va en fait utiliser le nom de La Boétie comme moyen d’approche des grands du royaume afin d’offrir ses propres services. Pourtant, de façon paradoxale et au fur et à mesure des éditions des Essais, La Boétie va s’effacer très lentement, tout comme s’il avait permis à Montaigne de prendre la parole à son tour.

L’isolement de Montaigne est souvent considéré comme une préfiguration de celui de Descartes. N’est-il pas, plus largement, à l’image de la position de l’intellectuel tel que le pense la modernité ?

Philippe Desan. La définition que donne Sartre de l’intellectuel comme quelqu’un qui crée une distance entre lui et le monde en dérive ­effectivement. En ce sens, ­Montaigne pourrait passer pour le premier intellectuel. Une image qui perdure et plaît en France. De même que Montaigne s’isole dans sa tour, Descartes s’enfermera bientôt dans son poêle. C’est là une continuité qui ne correspond pourtant pas à la réalité. Sur ce point la réception de Montaigne fut loin d’être uniforme au cours des siècles. Après une mise à l’écart durant les XVIIe et XVIIIe siècles, Montaigne fut en fait redécouvert au début du XIXe siècle. À partir de 1812, les Essais intègrent le cursus des lycées français. C’est à ce moment que Montaigne et Descartes furent rapprochés sur ce fond de continuité que constitue le fameux retrait du monde. Chacun devint le complément de l’autre  : à Descartes la raison, à Montaigne l’imagination. C’est à partir de cette opposition réconciliée que l’on ­commença à définir la spécificité de la pensée française. Le mythe de l’indépendance du penseur vis-à-vis des ­événements vécus formait désormais un lieu commun. On oublie pourtant que, chez Montaigne, subsiste une chose essentielle qui va être évacuée chez Descartes, c’est-à-dire l’unité de l’esprit et du corps. Cette séparation fondatrice de la philosophie moderne n’existe pas chez Montaigne. Au contraire, le grand apport de la Renaissance c’est précisément la découverte du corps – chez Rabelais notamment – et son inscription dans tout système de pensée. Montaigne observe son propre corps, prend conscience de lui-même, de sa différence par rapport à d’autres corps qui vivent des expériences différentes.

En dérive son intérêt pour les cannibales qui ont, vous le montrez dans votre livre, une présence sensible et même spectaculaire dans l’univers de Montaigne ?

Philippe Desan. Oui. L’intérêt de Montaigne pour les cannibales, c’est bien de prouver la variété infinie des pratiques corporelles. Il n’y a pas d’essences, il n’y a que des existences, des êtres particuliers avec des corps singuliers régulés par la culture. Au début du Discours de la ­méthode, Descartes se présente comme un ­architecte. Il s’agit pour lui de reconstruire la pensée philosophique à partir d’une table rase. Loin d’être un architecte, Montaigne est plutôt un arpenteur. Il prend la mesure des hommes dans l’espoir de découvrir la condition humaine, mais c’est une quête du Graal puisqu’il ne ­trouvera jamais cette mesure idéale. Plus Montaigne décrit les hommes, plus il s’aperçoit de leurs différences. Le travail de Montaigne consiste en une description anthropologique et pas du tout philosophique.

« Plus l’auteur des Essais décrit les hommes, plus il s’aperçoit de leurs différences. »

Notre époque apprécie cette démarche qui se contente de décrire les ­coutumes sans pour autant les juger. C’est sans doute pour cette raison que Montaigne est plus que jamais lu aujourd’hui alors qu’il eut bien du mal à se faire une place dans l’histoire de la philosophie. Il excelle à montrer les différences. D’où son intérêt pour les cannibales, qui symbolisent l’extrême différence au XVIe siècle. Il y a dans le chapitre «  De la coutume  » un passage qui représente probablement la plus longue phrase de la littérature française. Sur presque quatre pages, Montaigne prend plaisir à relater les comportements des corps dans diverses cultures, y compris celle des cannibales. Il s’intéresse plus particulièrement aux pratiques sexuelles. Bien avant Lévi-Strauss, Montaigne est le premier à commenter le passage de l’état de nature à l’état de culture à partir du tabou de l’inceste. Chaque société ­définit ses pratiques à partir d’un tabou qui est certes un universel, mais connaît ­néanmoins des ­variations infinies dans ses pratiques locales. Ce passage assez ­extraordinaire est tout à fait révélateur du relativisme culturel si présent dans l’œuvre de Montaigne  : «  Il y a des peuples où (…) les hommes portent les charges sur la tête, les femmes sur les épaules  : elles pissent debout, les hommes accroupis.  » Ces conventions, réelles ou imaginaires, démontrent que l’homme, dans son corps et son esprit, n’est finalement accessible qu’à partir de l’observation de ses pratiques culturelles.

Le corps est plus un objet culturel, malléable à souhait, que l’expression d’un état de la nature. Les pratiques corporelles des Indiens du Nouveau Monde le fascinent parce qu’elles lui permettent de questionner l’idée même de condition humaine et de tout universel en ­général. Montaigne voudrait à son tour se montrer nu et se détourne de la fausse érudition d’un humanisme en perdition. Les habitants du ­Nouveau Monde l’interpellent littéralement. Imaginez-vous que demain apparaisse, au milieu de la rue, une soucoupe volante avec de petits hommes verts qui en sortent… Eh bien la rencontre des cannibales, c’est exactement cela au XVIe siècle. Ils ne sont ni dans la Bible ni chez les Anciens. D’où viennent-ils  ? Cette question est d’ordre épistémologique. De plus, de façon incompréhensible pour un Européen de la ­Renaissance, les cannibales du Brésil se font la guerre pour la guerre, sans conquête de territoires. Certes, ils tuent et mangent leurs ennemis, mais c’est pour mieux les incorporer à eux-mêmes, comme par communion. Cette pratique du cannibalisme permet à Montaigne de s’interroger sur le rapport du moi à l’autre. Il voit dans le cannibale cet autre qui pourrait être en nous-mêmes, une sorte de stade du miroir de la pensée occidentale.

Montaigne dans tous ses états

Professeur à l’université de Chicago, directeur de la revue Montaigne Studies, Philippe Desan est l’auteur d’une trentaine de livres sur Montaigne et la littérature de la Renaissance. Son approche, qu’il situe dans la continuité de la démarche de Lucien Goldmann, s’applique à mêler histoire, sociologie et critique. Parmi ses ouvrages, on notera le Dictionnaire de Michel de Montaigne (Champion, 2008), oeuvre monumentale dont il a dirigé l’édition, Pour aller au-delà du « mol et doux oreiller » des images convenues du philosophe.

Source : http://www.humanite.fr/philippe-des...
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