23 mars 1957 "Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé, il a été torturé puis assassiné"
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23 mars 1957 "Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé, il a été torturé puis assassiné"
23 mars 1957 "Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé, il a été torturé puis assassiné"
Source : Le Monde, 2 mai 2001
JE NE CONNAIS PAS les circonstances exactes de la mort de mon mari. Je n’ai même pas eu le droit de voir son corps. Seuls, deux médecins de la famille l’ont aperçu, car ils avaient été appelés pour l’identifier à la morgue d’Alger. J’ai su par la suite que l’un d’eux avait dit à ma famille : "Ne la laissez pas voir le corps, elle ne s’en remettrait pas."
Ma vie de femme s’est arrêtée le 23 mars 1957. C’était un dimanche. Mon plus jeune frère est arrivé en criant : "Ali s’est suicidé !" Il tenait un journal à la main. Je me suis sentie comme anéantie et, en même temps, je n’arrivais pas à y croire. Quelques jours auparavant, on nous avait prétendu qu’Ali, arrêté par l’armée quarante-trois jours plus tôt, avait fait une tentative de suicide. Il avait prétendument essayé de se couper les veines avec ses lunettes. Plus tard, j’ai appris qu’il souffrait en réalité de multiples blessures au poignard faites au cours de ses interrogatoires. C’était l’une des méthodes favorites du sinistre lieutenant Charbonnier…
Ce dimanche 23 mars, je me suis précipitée à l’hôpital militaire Maillot, puis au tribunal militaire. J’ai expliqué mon histoire à un jeune du contingent. Il est allé s’informer auprès de ses chefs, et, quand il est revenu, il avait l’air troublé et a bredouillé : "Je ne peux rien vous dire, allez voir au commissariat central." C’est ce que j’ai fait. Là, le commissaire Pujol m’a reçue et il m’a dit tout de suite : "Vous ne le saviez pas ?" C’est comme cela que j’ai appris la mort d’Ali. J’ai eu l’impression de plonger dans des ténèbres absolues.
Je suis rentrée chez moi dans un état second. Les militaires nous ont annoncé que les obsèques n’auraient lieu que le mercredi suivant, mais le corps ne m’a pas été rendu. Le jour de l’enterrement a été pire que tout. Je suis allée à la morgue. J’y ai aperçu Massu, en train de rendre les honneurs à un militaire tombé au combat. Pendant ce temps-là, on faisait passer en vitesse un cercueil plombé, celui de mon mari, qu’on a chargé à bord d’une fourgonnette, avant de prendre la direction du cimetière, sous escorte policière. Tout a été expédié en un quart d’heure. Ali a été enterré comme cela, sans cérémonie, sans rien. Il avait trente-huit ans.
Je me suis retrouvée seule avec mes quatre enfants âgés de sept ans à vingt mois : Nadir, Sami, Farid et la petite Dalila. J’ai appris peu à peu les activités politiques de mon mari. L’un de ses anciens camarades m’a appris qu’il avait été le conseiller politique d’Abane Ramdane l’"idéologue" de la "révolution algérienne". C’était un avocat engagé, un humaniste et un pacifiste. Bien avant l’insurrection, il était choqué par ce qui se passait en Algérie, en particulier dans les commissariats. La torture y était déjà largement pratiquée, et cela nous scandalisait. Au début, Ali ne souhaitait pas l’indépendance de l’Algérie. Il ne s’y est résolu qu’après avoir compris qu’il n’y avait pas d’autre alternative.
Il était très réservé et ne se décontractait qu’avec moi. On s’adorait. Il me disait : "Tu es un autre moi-même." On s’était connus à l’âge de quatorze ans et, des années après, nous avons fait ce qu’on appelle un vrai, un grand mariage d’amour. Toute cette année 1957 a été un cauchemar. En février, mon frère Dédé avait été arrêté, et on ne l’a jamais revu. Une "corvée de bois". Mon père a fait des recherches désespérées pour le retrouver. Un jour, il s’est rendu à la mairie avec toutes ses décorations d’ancien combattant de la guerre de 14-18, du Chemin des Dames, à Verdun, où il avait perdu ses deux bras. Eh bien, cet homme de soixante-quatorze ans s’est fait jeter par les parachutistes. Ils lui ont lancé ses décorations à la figure et l’ont mis dehors en l’insultant… En mai de cette année-là, il a été arrêté à son tour, et lui aussi a disparu au cours d’une "corvée de bois".
Ce que je souhaite aujourd’hui avec mes quatre enfants, c’est que la lumière soit faite. Nous l’attendons depuis quarante-quatre ans. Nous avons repris espoir l’année dernière, avec l’affaire Louisette Ighilahriz, mais le choc, ç’a été les aveux d’Aussaresses. Un peu plus tard, le 12 décembre, Libération a publié un papier désignant nommément Aussaresses comme l’assassin de mon mari et de Ben M’hidi. Depuis, on n’a plus de doutes là-dessus, mais nous voulons que la vérité soit dite : Ali ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné. Surtout, qu’on ne nous parle plus de suicide, c’est primordial pour nous ! Nous ne disons pas cela dans un esprit de vengeance, nous estimons seulement avoir droit à la vérité. C’est indispensable pour l’Histoire encore plus que pour nous.
Propos recueillis par Florence Beaugé
Source : Le Monde, 2 mai 2001
JE NE CONNAIS PAS les circonstances exactes de la mort de mon mari. Je n’ai même pas eu le droit de voir son corps. Seuls, deux médecins de la famille l’ont aperçu, car ils avaient été appelés pour l’identifier à la morgue d’Alger. J’ai su par la suite que l’un d’eux avait dit à ma famille : "Ne la laissez pas voir le corps, elle ne s’en remettrait pas."
Ma vie de femme s’est arrêtée le 23 mars 1957. C’était un dimanche. Mon plus jeune frère est arrivé en criant : "Ali s’est suicidé !" Il tenait un journal à la main. Je me suis sentie comme anéantie et, en même temps, je n’arrivais pas à y croire. Quelques jours auparavant, on nous avait prétendu qu’Ali, arrêté par l’armée quarante-trois jours plus tôt, avait fait une tentative de suicide. Il avait prétendument essayé de se couper les veines avec ses lunettes. Plus tard, j’ai appris qu’il souffrait en réalité de multiples blessures au poignard faites au cours de ses interrogatoires. C’était l’une des méthodes favorites du sinistre lieutenant Charbonnier…
Ce dimanche 23 mars, je me suis précipitée à l’hôpital militaire Maillot, puis au tribunal militaire. J’ai expliqué mon histoire à un jeune du contingent. Il est allé s’informer auprès de ses chefs, et, quand il est revenu, il avait l’air troublé et a bredouillé : "Je ne peux rien vous dire, allez voir au commissariat central." C’est ce que j’ai fait. Là, le commissaire Pujol m’a reçue et il m’a dit tout de suite : "Vous ne le saviez pas ?" C’est comme cela que j’ai appris la mort d’Ali. J’ai eu l’impression de plonger dans des ténèbres absolues.
Je suis rentrée chez moi dans un état second. Les militaires nous ont annoncé que les obsèques n’auraient lieu que le mercredi suivant, mais le corps ne m’a pas été rendu. Le jour de l’enterrement a été pire que tout. Je suis allée à la morgue. J’y ai aperçu Massu, en train de rendre les honneurs à un militaire tombé au combat. Pendant ce temps-là, on faisait passer en vitesse un cercueil plombé, celui de mon mari, qu’on a chargé à bord d’une fourgonnette, avant de prendre la direction du cimetière, sous escorte policière. Tout a été expédié en un quart d’heure. Ali a été enterré comme cela, sans cérémonie, sans rien. Il avait trente-huit ans.
Je me suis retrouvée seule avec mes quatre enfants âgés de sept ans à vingt mois : Nadir, Sami, Farid et la petite Dalila. J’ai appris peu à peu les activités politiques de mon mari. L’un de ses anciens camarades m’a appris qu’il avait été le conseiller politique d’Abane Ramdane l’"idéologue" de la "révolution algérienne". C’était un avocat engagé, un humaniste et un pacifiste. Bien avant l’insurrection, il était choqué par ce qui se passait en Algérie, en particulier dans les commissariats. La torture y était déjà largement pratiquée, et cela nous scandalisait. Au début, Ali ne souhaitait pas l’indépendance de l’Algérie. Il ne s’y est résolu qu’après avoir compris qu’il n’y avait pas d’autre alternative.
Il était très réservé et ne se décontractait qu’avec moi. On s’adorait. Il me disait : "Tu es un autre moi-même." On s’était connus à l’âge de quatorze ans et, des années après, nous avons fait ce qu’on appelle un vrai, un grand mariage d’amour. Toute cette année 1957 a été un cauchemar. En février, mon frère Dédé avait été arrêté, et on ne l’a jamais revu. Une "corvée de bois". Mon père a fait des recherches désespérées pour le retrouver. Un jour, il s’est rendu à la mairie avec toutes ses décorations d’ancien combattant de la guerre de 14-18, du Chemin des Dames, à Verdun, où il avait perdu ses deux bras. Eh bien, cet homme de soixante-quatorze ans s’est fait jeter par les parachutistes. Ils lui ont lancé ses décorations à la figure et l’ont mis dehors en l’insultant… En mai de cette année-là, il a été arrêté à son tour, et lui aussi a disparu au cours d’une "corvée de bois".
Ce que je souhaite aujourd’hui avec mes quatre enfants, c’est que la lumière soit faite. Nous l’attendons depuis quarante-quatre ans. Nous avons repris espoir l’année dernière, avec l’affaire Louisette Ighilahriz, mais le choc, ç’a été les aveux d’Aussaresses. Un peu plus tard, le 12 décembre, Libération a publié un papier désignant nommément Aussaresses comme l’assassin de mon mari et de Ben M’hidi. Depuis, on n’a plus de doutes là-dessus, mais nous voulons que la vérité soit dite : Ali ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné. Surtout, qu’on ne nous parle plus de suicide, c’est primordial pour nous ! Nous ne disons pas cela dans un esprit de vengeance, nous estimons seulement avoir droit à la vérité. C’est indispensable pour l’Histoire encore plus que pour nous.
Propos recueillis par Florence Beaugé
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